La sagesse

par Laurent Quivogne | Soyez sages... ou pas

Allongé sous un grand chêne, Nasr Eddin médite sur la Création. Il est perplexe, car le chêne immense et majestueux porte des fruits ridiculement petits, tandis que la courge, qui rampe par terre, produit des fruits énormes. Le Créateur s’est probablement trompé, songe-t-il, il n’est peut-être pas aussi sage qu’on le croit. Tandis qu’il est perdu dans ses pensées, un gland lui tombe soudain sur la tête. Se frottant la tête, Nasr Eddin s’exclame : « Maintenant, je comprends la sagesse de la Création ! »

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Il y a quelque chose de délicieux à songer que Dieu — pour ceux qui y croient — aurait fait les glands de chêne tout petits pour éviter de blesser Nasr Eddin. Mais qu’appelons-nous sagesse — sagesse de Dieu, sagesse de l’univers ou simplement sagesse de nos semblables —, sinon ce qui nous arrange ou qui conforte nos propres convictions ?

C’est dire aussi que nous nous sentons capables de juger nous-mêmes de ce qui est sage et de ce qui ne l’est pas. Il me semble que ça ne va pas de soi. La Bible en dit quelque chose en proclamant que la sagesse de ce monde est folie aux yeux de Dieu (I Corinthiens 1, 18-31). Point n’est d’ailleurs besoin d’ouvrir la Bible, un simple journal suffit. Guerres, dérèglement climatique, malheurs de toutes sortes, la sagesse humaine a produit des fruits amers. Et le moins ridicule dans cette sagesse n’est sans doute pas de fabriquer des monstres responsables de toutes ces avanies, c’est-à-dire de considérer que certains de nos semblables ne sont pas tout à fait nos semblables, puisqu’ils portent tous les péchés du monde et sont responsables de tous nos soucis du moment. Pareilles pensées, depuis les chasses aux sorcières jusqu’aux génocides plus récents, n’ont jamais donné que des pogroms.

Darwiche, J. (2000). Sagesses et malices de Nasreddine, le fou qui était sage. Paris : Albin Michel.