J’ai eu le privilège d’être invité à participer à un spectacle Royal de Luxe avec la troupe. Pendant trois jours, à Anvers, j’ai pu non seulement assister au spectacle à l’intérieur du périmètre de sécurité, mais aussi vivre avec toute l’équipe, une centaine de personnes, les joies et les difficultés d’un tel événement.

Royal de Luxe est une troupe qui fait circuler dans la ville des marionnettes géantes. Cela fut, par exemple, un géant, une grand-mère, une jeune fille… Cela à Liverpool, à Genève, à Nantes et dans de nombreux endroits d’Europe et d’ailleurs. En août 2023, date de ma visite, ce fut deux grands chiens à Anvers.

Sur le spectacle, je retiens une chose : l’incroyable émotion que suscitent certains moments avec ces marionnettes. Émotion difficilement compréhensible quand on regarde une photo ou même une vidéo. Le parti pris du créateur de la troupe et metteur en scène, Jean-Luc Courcoult, est de n’utiliser aucune automatisation pour faire bouger les pattes, la queue, les yeux, les oreilles, etc., mais des opérateurs humains, environ une quinzaine par géant. Sans doute est-ce ce qui donne ce je-ne-sais-quoi de vivant et presque humain à ces créatures.

Nous avons croisé de nombreuses personnes qui suivent la troupe de ville en ville et ne manqueraient ses représentations pour rien au monde. Une femme, rencontrée sur le quai de la gare, nous a confié qu’elle était une habituée depuis trente ans et plusieurs, qu’ils avaient la mélancolie de ce moment passé dans leur ville, que la présence du géant, de la grand-mère leur manquait.

Faire circuler des géants, c’est-à-dire concrètement des sortes de camions grues de près de cinq mètres de haut pour les chiens, voire plus de dix mètres pour le géant, au milieu d’une foule de dizaines de milliers de personnes (un million de personnes déplacées à Liverpool !), suppose une logistique d’une grande complexité : La circulation, les rues barrées, la sécurité, les coupures d’électricité du tramway, sans compter le logement, les déplacements et la restauration d’une centaine de personnes qui composent l’équipe. Autant de contraintes, avec de multiples parties prenantes, engendrent de multiples conflits. Vu de l’intérieur, avec mon regard de profane, l’affaire ressemble à une sorte de chaos d’où l’on ne sait pas ce qui va en sortir. Parfois, j’ai pu penser que la représentation n’aurait pas lieu. Le public qui attend que le spectacle démarre depuis plusieurs heures, ne sait pas que, peut-être, ils auraient pu patienter en vain et il arrive que tout cela relève du miracle.

J’émets ici l’hypothèse que ces deux aspects, celui du dedans, celui du dehors, sont consubstantiels. L’émotion naît de cette prise de risque permanente, de cet état de tension à l’extrême. Au dernier moment, un événement peut tout remettre en question. Ne serait-ce qu’une panne qui a d’ailleurs affecté l’un des véhicules des marionnettes le dernier jour. Au moment de démarrer, quelque chose n’a pas fonctionné. Je me souviendrai longtemps de tous ces machinistes figés dans l’attente de la réparation tandis que deux d’entre eux s’affairaient. Heureusement, il y a là des génies de la mécanique et j’imagine qu’une partie du public n’a rien vu, seulement ce moment d’attente. Mais la panne n’est rien face aux volte-face ou à l’inertie des bureaucraties pour qui cet événement est absolument étranger à tout ce qu’ils connaissent.

Au milieu de tout cela, il y a le metteur en scène, Jean-Luc Courcoult, qui incarne jusqu’au bout cet état de tension qui semble à la fois le nourrir et l’affecter. Lui-même participe à certains moments au chaos au nom de l’exigence artistique, remettant en question ce qui était prévu. Mais ce n’est que l’expression des conflits qui le traversent, eux-mêmes nourris par l’extrême tension de la situation. Fait-il bien, ne fait-il pas bien à ces instants précis ? Répondre à cette question serait prétendre pouvoir se mettre à sa place, chose impossible comme l’est, finalement, toute représentation de Royal de Luxe à des yeux raisonnables.

Cela m’apprend une nouvelle dimension du conflit dont je n’avais pas perçu toute l’importance : le conflit comme lieu de l’apparition de nouveaux possibles. Ce qui ouvre de nouvelles questions à se poser dans les situations de crise, au-delà de l’habituelle « Comment sortir du conflit ? » Par exemple : « Quels nouveaux horizons ce conflit nous ouvre-t-il ou quels nouveaux horizons ce conflit nous oblige-t-il à découvrir ? »

Site de la compagnie : https://www.royal-de-luxe.com/