Nasr Eddin porte un pli urgent

par Laurent Quivogne | Soyez sages... ou pas

L’émir Timour, réputé pour sa sévérité, fait appeler Nasr Eddin dans la cour du palais. Celui-ci trouve le Tartare auprès d’un cheval piaffant d’impatience et que le palefrenier a bien du mal à maîtriser.
« Tiens, commande-t-il à Nasr Eddin, porte ce pli de toute urgence dans la ville de Brousse ! »
Nasr Eddin prend le pli et s’en va en courant.
« Monte sur le cheval, imbécile ! le gourmande Timour.
— Ne m’as-tu pas dit que c’était urgent ? répond Nasr Eddin. »

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Cette histoire me fait penser à des considérations très terre à terre ayant trait à mon activité, alors que je dirigeais une équipe de développeurs informatiques. Lors des missions, le premier réflexe est de compter le temps passé pour facturer le client, ainsi que le font la plupart des artisans. Ceci conduit néanmoins à un biais embarrassant : ceci m’amène à faire payer très peu cher les choses que je maîtrise et que je fais parfaitement et à faire payer beaucoup trop cher les choses que je ne maîtrise pas, que je réalise imparfaitement et pour lesquelles je dois passer du temps à apprendre et à améliorer ma pratique.
Timour était un chef de guerre. Brousse, au nord-est de l’Anatolie, fut d’ailleurs l’une de ses conquêtes. Nous pouvons imaginer que des considérations militaires rendaient ce pli véritablement urgent. Nasr Eddin, au fond, fait du mieux qu’il peut. Sans doute ce « du mieux qu’on peut » va-t-il être insuffisant. Savons-nous, nous-mêmes, mesurer les enjeux à l’aune de ceux que nous servons plutôt qu’à nos seules compétences ?

Maunoury, J.-L. (2002). Sublimes paroles et idioties de Nasr Eddin Hodja. Paris: Phébus.