Une étude de l’université d’Arizona [1], abondamment relayée dans les médias ces dernières semaines [2], vient ébranler quelques certitudes entomologiques. Les fourmis, dont l’ardeur au travail a été célébrée par La Fontaine et, bien avant lui, par Esope, pourraient bien être majoritairement paresseuses.

En effet, plus de 50 ou 60 % des habitantes des fourmilières seraient inactives. Il semblait pourtant jusqu’ici que les qualités de ces insectes, plutôt sympathiques – sauf dans la cuisine, mais davantage que les cafards ou autres blattes –, résistants – ne dit-on pas qu’ils survivraient à une guerre nucléaire –, intelligents – rigoureusement organisés en société, exerçant de nombreuses activités comme la chasse, la culture ou l’élevage –, puissants – presque capables de manger tout cru Charlon Heston [3] –, dont l’écrivain Bernard Werber a fait les quasi égaux des humains [4], soient dotés de toutes ces qualités grâce à leur sens du travail, rendant ainsi leur popularité et leur succès conformes à la morale.

Et voilà que, patatras ! Le mythe s’écroule. Mais peut-être est-ce plus qu’un simple ajustement de notre connaissance du monde animal : la remise en cause d’un fondement de la morale qui dirait que, pour qu’une société fonctionne, il faut que chacun de ses membres, ou disons le plus grand nombre, travaille activement et participe à l’œuvre commune.

Ce qui signifie, très concrètement, que le chômage est inacceptable ; qu’il n’y a guère que la retraite qui soit une période d’inactivité respectable et, encore, à condition de ne pas gagner plus que les actifs ; qu’une partie de la population ne doit pas vivre aux crochets de l’autre.

Je vois ici de belles occasions de questionner les évidences et de se poser la question de ce qu’est une société et comment ses membres doivent participer au bien commun.

La réponse des humains oscille, selon les sensibilités des uns et des autres, entre : « fabriquons de la croissance pour que tout le monde ait du travail » et « partageons le travail équitablement ». La réponse des fourmis semblerait être : mobilisons le nombre d’individus nécessaires à l’accomplissement de la tâche. En tout cas une réponse que nos sociétés se refusent à envisager, semblable peut-être à d’autres pistes de réflexion que nous repoussons sans même les avoir examinées.

Mais c’est encore s’en tenir aux évidences, car ces fourmis sont qualifiées de paresseuses au prétexte que les chercheurs ne leur reconnaissent aucune utilité. Que savons-nous de leurs œuvres secrètes, des phéromones que peut-être elles véhiculent, de leur rôle social, ou de divertissement, ou que sais-je encore ? Ne sommes-nous pas figés aussi dans nos catégories d’actif et d’inactif, d’utile et d’inutile, d’industrieux et de paresseux ?

Et que peut-être, à l’insu même de Jean de la Fontaine et de générations d’écoliers qui eurent à apprendre la fable, la fourmi aime à inviter son entourage, pour le bien de la communauté, à de plaisantes occupations : « Eh bien ! Dansez maintenant. »

[1] https://link.springer.com/article/10.1007%2Fs00265-015-1958-1 (en anglais)
[2] Par exemple, Science et avenir – https://www.sciencesetavenir.fr/animaux/20150713.OBS2555/certaines-fourmis-sont-de-vraies-cigales.html
[3] Quand la Marabunta gronde, un film de Byron Haskin de 1954 qui voit un homme désespérément tenter de sauver sa plantation d’une invasion de fourmis.
[4] Bernard Werber – Les fourmis – Albin Michel, Paris 1991

Article paru sur le site dirigeant.fr