Très joli article de Patrick Viveret sur le temps [1]. Où il propose notamment de remplacer le mot « temps » par le mot « vie » dans des expressions qui nous sont familières : tuer le temps ; perdre son temps ; ne pas avoir le temps. Effet garanti. Puisqu’en effet, ce n’est pas une vie de ne jamais avoir le temps.

Or voilà que j’ai l’idée d’écrire un article sur le sujet. J’ai le temps, aujourd’hui, c’est fête nationale et je suis seul à la maison. Mais rien ne vient. Le temps passe et je tourne en rond, comme une trotteuse. Bref, je perds mon temps ; ce qui ne va jamais chez moi sans une irrépressible angoisse. L’angoisse de perdre sa vie, sans doute, et d’arriver au bout du temps imparti, sans avoir fait mes devoirs. Devoirs imposés à moi-même par moi-même, rien au fond ne m’y oblige sauf les promesses que j’ai pu faire et qui n’engagent que moi. La journée s’est ainsi déroulée sans que j’écrive une ligne, bien que je me sois couché fort tard. Pour un peu, je ne prenais même pas le temps de dormir. Et encore, l’exercice n’est guère contraint : pareille situation est encore plus inconfortable quand il s’agit d’accomplir une tâche professionnelle ou ménagère, comme s’occuper des enfants. Mais ici, justement, je n’ai pas de raisons extérieures de me faire du mauvais sang : l’angoisse est à nu.

« Il faut accepter de ne pas tout vivre », dit Patrick Viveret, signifiant qu’il faut faire des choix. Mais il faut aussi accepter de ne pas vivre ce qu’on voudrait vivre, accepter de vivre le vide ; accepter de ne pas remplir le temps. Ce qui vient questionner l’utilité de toutes ces tâches absolument nécessaires que nous nous assignons. Quelle est la part, dans cette utilité, de recouvrir et calmer nos angoisses existentielles ? Puisqu’en effet le temps, qui est à la fois l’espace dans lequel nous pouvons déployer notre existence, est aussi pour nous une ressource limitée et comptée. Et nous pourrions tenter l’exercice de remplacer « temps » par « angoisse » : tuer l’angoisse ; perdre son angoisse ; ne pas avoir d’angoisse.

N’imagine pas, lecteur, que je donne ici une quelconque leçon : c’est grande sagesse que de vivre pleinement le temps présent – dans les deux sens de maintenant et de cadeau – et chacun ici fait de son mieux avec sa nature et avec ses obligations ; car il faut bien, en effet, s’occuper des enfants et faire le travail. Mais c’est en cela, précisément, que je trouve du réconfort dans les moments difficiles : même quand je perds mon temps et je pourrais m’en garder rancune, je me rappelle que je fais de mon mieux, avec le visible et l’invisible, le rationnel et l’irrationnel.

Accepter de perdre son temps, accepter de ne pas avoir le temps ; c’est peut-être commencer à prendre le temps de vivre.

Avec la confiance que le vide accouche du plein : ce matin, l’article est sorti d’un trait.

[1] https://www.lemonde.fr/tant-de-temps/article/2015/06/19/patrick-viveret-il-faut-accepter-de-ne-pas-tout-vivre_4657892_4598196.html

Article paru sur le site jeune-dirigeant.fr