Renfermés, asociaux, rivés à leurs écrans, déshumanisés, les geeks, nerds et autres sortes d’informaticiens jouissent d’une paradoxale réputation d’être à la fois des experts dans leur domaine et, en même temps, de se montrer indécrottablement incapables de comprendre les besoins de ceux pour qui ils travaillent: du coup, tout ce qu’ils produisent est compréhensible d’eux seulement, de l’intérieur de leur bulle de solitude.

J’ai toujours été étonné que personne, dans un restaurant, ne demande au serveur quelque chose de “bon, équilibré et digeste”; tandis qu’on demande systématiquement aux informaticiens des applications simples, ergonomiques et efficaces. Parce que peut-être cela ne va pas de soi pour les derniers tandis que dans les restaurants nul n’est besoin de demander que ce soit “bon, équilibré, digeste…”

Évidemment, je n’y crois guère; c’est encore que les informaticiens – sans être tout à fait innocents – constituent l’un de ces collectifs si pratiques, si commodes à invectiver pour expliquer les maux du temps.

L’informatique a d’abord amené l’homme à s’affranchir du temps; par la vitesse des calculs, par l’automatisation des tâches et peut-être surtout par les nouvelles technologies de la communication. Nous n’y avons cependant gagné aucun temps individuellement.

L’informatique, et surtout Internet, a récemment amené cette drôle d’idée de gratuité des services et des contenus, gratuité qui pose un vrai défi à nombre de branches économiques aujourd’hui. Nous n’y avons cependant guère gagné dans nos économies, sauf quelques uns.

L’informatique est un outil et rien d’autre: personne n’en disconviendra: d’où vient cependant cette curieuse idée que les outils qu’elle produit doivent être immédiats à comprendre, instantanés à prendre en main sans aucun apprentissage: c’est ce que demandent en général ceux qui s’adressent aux informaticiens: “Faites-nous de grâce quelque chose de simple, d’ergonomique!”.

Qui ne s’est tapé sur les doigts en enfonçant ses premiers clous? qui ne s’est coupé en maniant le couteau? Qui n’a taché le parquet en donnant ses premiers coups de pinceau? C’est que l’outil d’avant l’outil informatique nécessitait lui aussi un apprentissage sans que personne ne songe à inculper les fabricants de marteaux, de couteaux, de peinture. Oui mais voilà: l’époque des outils à main date du temps où l’on avait du temps.

L’informatique – qui n’est que l’outil de la modernité – nous a désappris la valeur du temps, la valeur de l’argent, la valeur de l’effort d’apprendre; nous a désappris l’idée de contrainte. Faut-il pour autant s’en prendre aux informaticiens? À trop vouloir de simplicité, on néglige le processus d’apprentissage dans lequel est la vraie valeur de tout outil, puisque cette valeur appartient toujours à la main qui tient l’outil.