« C’est un précurseur » ; « Il a dix ans d’avance » ; « Il est en avance sur son temps. » Phrases entendues régulièrement et qui provoquent chez moi la même réaction de perplexité et d’interrogation: ah bon? Comment le sait-on? Est-ce que l’avenir serait connu et que nous serions capables de voir chez le précurseur le futur en devenir?

C’est assez peu dire que de prétendre que les « précurseurs » ne voient pas tous l’avenir leur donner raison et que, parfois, ils méritent le compliment perfide que Clemenceau avait adressé au Brésil : un pays d’avenir qui le restera longtemps…

C’est peut-être davantage se risquer que de prétendre, comme je le fais maintenant, que, même conjuguées au passé, sur la base d’un prétendu constat après coup, ces propositions sont, sinon douteuses, du moins partiales.

Dire que, par exemple, une organisation avait dix ans d’avance, c’est s’appuyer sur des pratiques ou des affirmations de cette organisation qui se sont généralisées ou sont devenues vraies dix ans après. Or, ce qui a l’air d’être un constat objectif appelle deux remarques.

Premièrement, le passé est sans cesse reconstruit ; notre mémoire, même sincère, s’ajuste pour faire correspondre nos souvenirs à ce qui est aujourd’hui. Au contraire, nous gommons ce qui va dans le sens contraire, nous gommons la complexité de la réalité pour ne garder qu’une image simple et si possible satisfaisante.

Deuxièmement, le constat est entaché du biais du survivant. Le biais du survivant désigne le raisonnement erroné qui consiste à regarder comment des gens survivent à un événement et à en tirer des conclusions sans regarder ceux qui n’ont pas survécu et qui, pourtant, ont fait la même chose. Imaginons qu’une catastrophe anéantisse une ville et laisse seulement trois survivants ; imaginons également qu’on découvre que ces trois survivants avaient été chez le coiffeur le matin même. Nous pourrions être tentés de déduire qu’il fallait aller chez le coiffeur pour survivre. Absurde, n’est-ce pas? Parce que nous n’avons pas regardé ceux qui sont allés chez le coiffeur ET qui n’ont pas survécu.

De même ici, nous n’examinons que les expériences positives ; nous ne regardons pas en quoi l’organisation a fait des propositions qui sont restées lettres mortes ; a mené des actions oubliées depuis longtemps.

Est-ce que ces considérations privent de tout mérite les personnes ou les organisations qualifiées de précurseurs? Non ; car elles n’apparaissent comme telles que parce qu’elles ont fait preuve d’activité; parce qu’elles sont sortis des sentiers battus ; parce qu’elles ont essayé sans se laisser immobiliser par la crainte de l’échec.

Conclusion : ne cherchez pas à être un précurseur ; cultivez activement votre singularité.

Article paru sur le site dirigeant.fr