Qui pourrait penser que parler de physique et parler de mathématique peut parfois nous permettre de parler de notre propre intimité ? Pourtant, l’incertitude parle de notre peur de l’avenir et l’incomplétude est le nom savant de cette imperfection qui nous ronge les sangs. Cette courte introduction est aussi une tentative de ma part de ne pas te perdre, lecteur, dès les premières lignes, ainsi que je le crains quand je parle de science, une tentative, mais aussi une promesse d’autre chose que d’équations ou d’arides théorèmes.

L’entre-deux-guerres n’a pas seulement été le temps d’une montée des extrêmes, ce qui nous vaut d’en parler autant aujourd’hui, elle a aussi été le théâtre d’une formidable révolution artistique et scientifique. Qu’il nous suffise de penser au surréalisme et à tous les mouvements de renversements des normes établies, en peinture, en littérature, en musique ; mais aussi les sciences sociales, la psychologie, la philosophie avec l’existentialisme ; même des disciplines très traditionnelles comme le jeu d’échecs vivent alors d’insoupçonnables révolutions.

En science, de nouvelles théories apparaissent qui, de mon point de vue, sonnent le glas d’une certaine idée selon laquelle la science la plus « dure » pourrait tout et serait l’instrument de la conquête du monde par l’homme. Idée qui semble malgré tout perdurer aujourd’hui, sans doute à cause des formidables progrès techniques auxquels nous assistons.

Mais revenons à nos moutons des années 30 et notamment à deux spécimens particulièrement intéressants que sont le physicien Heisenberg, père du principe d’incertitude, et le mathématicien Gödel, auteur du théorème d’incomplétude [1], deux jeunes gens de 25 ou 26 ans au moment des importantes contributions dont nous parlons ici.

Werner Heisenberg est l’un des fondateurs de la mécanique quantique, cette branche de la physique qui s’intéresse au monde de l’infiniment petit. Elle est une sorte de réponse ou de double à la théorie de la relativité développée depuis le début du siècle par Albert Einstein et qui permet de mieux appréhender le monde l’infiniment grand. Aujourd’hui encore, les deux théories se tiennent côte à côte, opérant aux deux extrêmes des dimensions du monde, mettant au défi les physiciens modernes de les unifier. À l’époque, la coexistence ne fut pas si pacifique et le grand Einstein ferrailla ferme contre cette nouvelle théorie qui fait la part belle au hasard et aux probabilités et qui lui inspira la cinglante formule : « je ne crois pas que Dieu joue aux dés ».

Dans cette théorie, il y a également un principe, appelé principe d’incertitude d’Heisenberg, qui postule qu’on ne peut pas connaître certains couples de valeurs – par exemple la position et la vitesse [2] – avec une précision infinie. C’est-à-dire que plus nous en savons sur la position, moins il nous est possible de connaître la vitesse avec précision, et réciproquement. Il ne s’agit pas d’un constat lié à l’irréductible imprécision des instruments de mesure, mais bel et bien d’un fait théorique [3].

Autrement dit, sur le plan philosophique : ce principe dit que nous ne pouvons pas tout savoir du monde. Notre relation au monde est structurellement teintée d’incertitude.

Quelques années après, en 1931, Kurt Gödel publie son théorème d’incomplétude. Nous sommes ici dans le domaine des mathématiques, domaine qui semble n’avoir aucun compte à rendre au monde réel, tout entier peuplé de chiffres et de symboles forgés par les hommes, de constructions arbitraires et virtuelles où le chercheur n’a d’autres contraintes que celles qu’il s’est fixées pour élaborer sa théorie. Enfin, pourrait-on croire, un univers sans contradiction, parfait dans ses moindres détails.

Or, dans un tel univers, nous dit Gödel, une théorie suffisamment puissante pour contenir toute l’arithmétique – la science des nombres – contient nécessairement des propositions indécidables. C’est-à-dire des propositions qu’il n’est pas possible de démontrer et dont il n’est pas possible non plus de démontrer le contraire, des propositions qui, non seulement, ont un statut « ni vrai, ni faux », mais dont nous savons qu’on ne saura jamais [4].

Philosophiquement : la perfection n’est pas de ce monde ; ni même d’aucun monde artificiel que pourrait construire l’être humain.

Il nous reste ainsi de ces deux aventures scientifiques, vieilles de plus de 80 ans, la révélation que même la science physique et les mathématiques nous révèlent leur propre imperfection et leur propre incertitude, miroirs sans doute de nos propres limites. Socrate déjà affirmait : « Je sais que je ne sais rien. » Nous savons aujourd’hui que la science n’y changera rien.
[1] L’incomplétude est aussi le nom d’une angoisse existentielle ainsi que le définit le psychothérapeute gestaltiste Noël Salathé, avec la solitude, la finitude, la quête de sens et la responsabilité.
[2] Techniquement, il ne faudrait pas parler de vitesse, mais de quantité de mouvement, cette dernière faisant intervenir la masse du mobile considéré ; les puristes me pardonneront.
[3] J’insiste toujours lourdement sur le sujet : une théorie n’est pas la réalité et la science ne décrit pas le réel ; elle élabore des théories qui s’approchent au plus près du réel pour agir sur lui et, dans la mesure du possible, pour le prédire. J’aime l’idée, conçue à partir de l’expression « échafauder une théorie », que les théories scientifiques sont des échafaudages qui permettent d’agir sur le monde.
[4] Ce qui les distingue de conjectures pas encore démontrées, mais que nous espérons un jour démontrer, par exemple la conjecture de Goldbach qui exprime qu’un nombre pair quelconque est la somme de deux nombres premiers.

Article paru sur le site jeune-dirigeant.fr, sous le titre “Pourquoi rien n’est certain en ce monde…”