Un valet pour le grand âge

par Laurent Quivogne | Soyez sages... ou pas

Nasr Eddin, prenant de l’âge, s’offre les services d’un valet pour l’aider dans les tâches du quotidien qui lui pèsent de plus en plus. Un jour, un ami lui demande s’il est satisfait de ses services, s’il accomplit son travail, s’il est agréable.
« Oui, à peu près, répond Nasr Eddin. Mais une chose me tracasse, il ne cesse de me demander de l’argent.
— Ah bon ! répond l’autre, feignant la surprise, mais qu’en fait-il ?
— Je ne sais pas, je ne lui ai encore rien donné ! »

***

J’ai bien ri en écoutant cette histoire et, pourtant, j’ai aussi eu bien du mal à trouver ce que je pourrais dire à propos de cette histoire. Pourquoi ai-je ri ? me suis-je demandé. Ça n’est pas drôle, au fond, cette histoire de patron radin qui ne donne pas un sou à son employé.  La surprise, peut-être, devant tant de naïveté. Ça n’est pas que Nasr Eddin ne fait rien comme les autres, me suis-je dit, c’est qu’il fait de même, au contraire, mais en pire. Ici, la dette est évidente et, pourtant, il ne la reconnaît pas. Peut-être qu’il y a, sous cette histoire en apparence badine, toute la tragédie du monde et, particulièrement, de notre société actuelle : l’ignorance fait commettre à certains des injustices, et les autres s’indignent et crient à l’escroquerie. « Il y a des malfaisants conscients de l’être », me direz-vous. Finalement, je n’en suis pas si sûr. Il y a surtout des ignorants et d’autres qui ne commettent des injustices qu’en réparation de celles qu’ils pensent avoir subies.

Carrière, J.-C. (1998). Le Cercle des menteurs. Paris: Plon.