Nasr Eddin se protège des tigres

par Laurent Quivogne | Soyez sages... ou pas

Une voisine vient rendre visite à Nasr Eddin. Elle trouve celui-ci en train de verser du sel tout autour de sa maison.
« Que fais-tu, Nasr Eddin ? demande la voisine.
— Tu le vois, je verse du sel tout autour de ma maison.
— Oui, je le vois, en effet, mais pourquoi fais-tu ça ?
— Tu ne le sais pas ? répond le Hodja. Mais pour me protéger des tigres !
— Des tigres ? s’étonne la femme. Mais il n’y a pas de tigres par ici !
— Oui, c’est bien la preuve que ça marche ! »

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 C’est avec facilité que nous pouvons voir dans cette histoire une critique de toutes les superstitions et, au-delà, des attributions causales injustifiées, c’est-à-dire des relations de cause à effet que nous croyons déceler mais qui n’existent pas. De tout temps, les êtres humains ont fait des offrandes à des dieux, pour que le soleil se lève, que les cultures soient fécondes, etc. Aujourd’hui, les offrandes ont changé de destinataire mais subsistent toujours. À l’adoration des dieux, le culte de soi ou celui d’une nature personnifiée se sont substitués. « Manger cinq fruits et légumes par jour », par exemple, a l’air d’une formule magique, même si elle n’est pas du tout sans fondement. Mais ce que suscite en moi cette histoire, aujourd’hui, est moins l’envie de moquer les croyances parfois un peu ridicules de mes pareils que de m’émouvoir du profond désarroi qui nous donne l’envie d’y adhérer. Derrière ces pratiques, il y a la terreur des tigres, la terreur de la maladie, la terreur de la vieillesse et de la mort. Les croyances sont le produit inattendu de l’angoisse existentielle.