Les ruses de la mort

par Laurent Quivogne | Soyez sages... ou pas

La mort envoya l’un de ses émissaires chercher un ermite, car son heure était venue. Ce dernier, vivant et méditant depuis des dizaines d’années à l’écart du monde, avait développé des pouvoirs extraordinaires, comme celui de multiplier son image. Lorsque l’envoyé de la mort arriva près de la retraite de l’ermite, il vit des centaines de personnages autour de lui, tous identiques, et il ne sut à qui délivrer son message. Il rentra bredouille auprès de la mort. Celle-ci le conseilla pour obtenir un meilleur résultat. L’émissaire se rendit à nouveau dans la forêt qui abritait l’ermite et, à nouveau, celui-ci se manifesta avec des centaines d’images.
« Quel pouvoir extraordinaire, tu as ! lança l’émissaire, tu mériterais bien d’échapper à ton sort. Quel talent tu as ! Quel dommage qu’il n’y ait qu’un petit défaut !
— Quel défaut ? demanda l’ermite. »
Hélas, les images ne parlent pas, et cette simple parole permit à l’émissaire de reconnaître le véritable ermite et de l’emporter vers sa funeste destinée.

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Cette histoire semble dire que nous n’échappons pas à notre condition, même les plus brillants d’entre nous, même ceux qui ont consacré leur vie à cela. Ça me rappelle le film Le septième sceau de Bergman où un chevalier réussit à convaincre la Mort de jouer aux échecs avec sa propre vie pour enjeu. Il perdra. Pourtant, l’histoire nous souffle que, peut-être, il eut été possible à l’ermite, avec un peu plus de méditation, un peu plus de retraite et, pour tout dire, un peu plus d’humilité, de se taire et de laisser perdurer l’illusion. Je crois qu’il n’en est rien. Il n’y a pas de ruses de la mort, il y a la condition humaine qui est le seul défaut de l’ermite : sans la mort, nous ne serions rien. C’est bien sa présence au-dessus de nos têtes qui nous pousse secrètement à nous dépasser, à chercher, à nous démener. Sans cette menace, tout pourrait attendre demain, pourquoi s’agiter ?

Carrière, J.-C. (2008). Le cercle des menteurs 2. Paris: Plon.