Le rideau du destin

par Laurent Quivogne | Soyez sages... ou pas

À nouveau quelques quatrains d’Omar Khayyâm, ce poète perse vieux de quelques neuf cents ans…

Personne n’a soulevé le rideau du destin
Personne ne détient les secrets de l’énigme
Soixante-douze années, j’ai voulu réfléchir
Et je n’ai jamais rien appris. Le mystère est resté total.

Du vrai croyant à l’incrédule, je te le dis, il n’est qu’un souffle
Du dogmatique à l’incertain, il n’est en vérité qu’un souffle
Dans cet espace si précieux, entre deux souffles, vis heureux
La vie s’en va, la mort s’en vient, notre passage n’est qu’un souffle.

Comme il n’existe dans nos mains que le vent de tout ce qui passe
Comme chaque chose est vouée au déclin, au vieillissement
Pense que tout ce qui existe n’a peut-être aucune existence
Et pense, dans le même temps, qu’existe ce qui n’existe pas.

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Souvent, nous nous disons que, dans nos vies, dans notre activité professionnelle, il nous faut « prendre du recul ». Ceci me rappelle le gag classique teinté d’humour noir du photographe qui, prenant une photo d’un groupe au bord d’une falaise, recule pour élargir le champ et finit par tomber de la falaise. C’est dire qu’à vouloir prendre du recul, nous finissons par voir dans le champ notre existence tout entière et, par conséquent, sa fin et la vacuité de nos efforts pour échapper. Vouloir à toute force prendre du recul, c’est oublier que le bénéfice d’avoir la tête dans le guidon, c’est précisément d’oublier toutes les angoisses existentielles : si j’ai le nez sur mes performances, je ne pense pas au temps qui passe et à la mort qui s’approche. D’un autre côté, si je reste à mes affaires, je ne verrai pas le temps passer et, au final, je n’aurai pas vraiment goûté à l’existence. Comme si la vie était un exercice d’équilibre et un long processus d’apprivoisement de ces sauvages animaux de compagnie que sont nos angoisses existentielles.

Khayyâm, O. (1982). Les quatrains Rubâ’iyât. Paris : Seghers.