Qui dit “amour” fait immédiatement penser à la sphère privée. Tel n’est pas mon propos ici même si, en effet, elle est le point de départ de ma réflexion. “Les hommes viennent de Mars, les femmes viennent de Vénus”, dit le titre d’un ouvrage célèbre de John Gray, qui a également été mis en scène au théâtre. Le résumé du livre énonce que “Des années d’expérience conjugale ont permis à John Gray d’analyser ces différences pour en faire une source d’enrichissement mutuel plutôt que de conflit“. Qu’il me soit permis ici d’adopter une perspective un peu différente.

Disons d’abord que nous avons une fâcheuse habitude: celle d’appeler conflit tous les conflits qui se terminent mal ou qui sont douloureux. Cette habitude a pour conséquence de faire du conflit une chose absolument détestable. Je propose donc une nouvelle définition pour extraire ce pauvre mot du marécage où nous l’avons contraint. Appelons conflit toute situation de désaccord qui nécessite un ajustement. Si mon voisin veut aller au théâtre et moi au cinéma, nous faisons chacun ce que nous avons à faire sans nous préoccuper l’un de l’autre: pas de conflit. Si la même chose se produit avec mon épouse ET que nous voulons aussi passer la soirée ensemble, alors un ajustement est nécessaire et nous pouvons parler de conflit. Fort heureusement pour moi (et pour elle), de telles situations ne se terminent pas nécessairement (et même généralement) par de la vaisselle qui vole, des cris, des pleurs et autres manifestations bruyantes. Nous réussissons la plupart du temps à nous ajuster. Soit parce que l’un fait une concession – à charge de revanche, comme on dit – soit parce que nous finissons par ne pas sortir du tout, sauf éventuellement du petit moment de bouderie que la frustration peut créer. Tout finit donc par s’arranger et, plutôt de dire que nous n’avons pas été en conflit, je préfère dire que nous avons eu un conflit sain et fécond.

La vérité est que le mot même fait peur, que nous avons tendance à le confondre avec la violence. Parce qu’un conflit, en effet, peut dégénérer en violence, nous croyons que tout conflit est gros d’une violence. Or, nous ne disons pas cela de la relation sexuée qui, pourtant, peut elle aussi dégénérer en violence, à commencer par le viol. S’engager dans un moment d’intimité avec une autre personne est accepter de prendre le risque de s’exposer dans sa fragilité, sa nudité d’être humain (il n’y a pas de nudité que vestimentaire) avec une personne inconnue. Nul ne songerait pourtant à déclarer que, le sexe, c’est moche.

Mais, me direz-vous, le sexe et le conflit ne peuvent être comparés. Le premier porte en lui sa propre récompense, tandis que le deuxième est pur obstacle. Tout cela parce que nous rêvons d’un monde où nous pourrions faire l’économie du conflit et de son cortège d’indéniables désagréments.

Le conflit est sain

Il faudrait pour éviter le conflit que nous n’ayons aucun besoin d’ajustement entre nos besoins respectifs. Il faudrait au fond que nous soyons semblables. La vie serait, dans la vie amoureuse mais par extension dans la vie en général, la recherche de son ou sa pareille. Nous fabriquerions non seulement des couples de clones, mais aussi des groupes de clones, des organisations de clones. Est-il besoin de rappeler ici les bienfaits d’au moins une certaine diversité, pour considérer l’invraisemblable d’une telle projection? La vie même viendrait d’ailleurs faire exploser ce schéma, tout simplement parce qu’au sein d’une famille peut apparaître de la diversité, par la naissance d’un être (j’allais dire forcément) différent de nous, mais aussi par le temps qui nous change et nous transforme. La vertu d’une relation humaine n’est pas la stabilité mais la capacité d’ajustement aux transformations apportées par l’environnement au cours du temps. Et ces ajustements se font au travers de conflits.

Le conflit est fécond

Au fond, je me suis contenté ici de dire que le conflit est inévitable. Raisonnons à nouveau par l’absurde. Imaginons une relation stable, apaisée et calme, constamment tranquille. Nous savons à côté de cela que nous sommes des êtres complexes, aux multiples facettes. Sans conflit, sans les difficultés des ajustements, qu’est-ce qui nous pousserait à montrer en nous du nouveau, qu’est-ce qui  nous pousserait à explorer de l’inconnu chez l’autre.
Un très bon ouvrage sur communication intime dans le couple, écrit par Carolle et Serge Vidal-Graf, est intitulé “Mais tu ne m’avais jamais dit ça!“. J’adore ce titre, qui dit à la fois la merveilleuse surprise de la nouveauté, de la découverte chez l’autre (et peut-être en soi), mais aussi la difficulté qu’il y a parfois à dire ou à se faire entendre. C’est bien parce que les événements de la vie nous bousculent que nous sommes poussés hors des limites de nos confortables habitudes (peut-être pas si confortables que ça). C’est bien parce que la fluidité immédiate n’est pas toujours au rendez-vous, en un mot, c’est bien parce qu’il y a du conflit.

Le conflit est ainsi source de rencontre véritable. La rencontre pouvant d’ailleurs s’entendre elle aussi sur un registre guerrier ou bagarreur. Le conflit est fécond parce qu’il nous permet d’enfanter une nouvelle version de nous-même, un nouvel être et une nouvelle relation avec nos proches. Ceci vaut à la maison mais aussi partout dans notre vie, même si les mots ne sont pas les mêmes pour exprimer ce qui nous lie à autrui au bureau, à l’usine, à l’atelier de couture, à la salle de sport ou à l’école.

C’est ce qui fait du conflit, à l’instar du sexe, quelque chose qui nous pousse à explorer, à mieux se connaître, à mieux connaître l’autre. La comparaison est peut-être si vraie que je réalise que nous pouvons voir dans un couple qui fait l’amour, comme une bagarre, une recherche constante d’ajustements, des désirs qui cherchent leur chemin, qui se disent de mille manières, parfois avec une brutalité qui pourrait étonner ceux qui les connaissent, une brutalité des gestes, une brutalité des mots mais aussi une intensité presque brutale des ressentis. Et cela, fort heureusement, la plupart du temps sans violence.

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