Pas un technicien que j’aie rencontré, si grande soit son expertise – et je m’inclus dans le lot, entendant par “technicien” le spécialiste d’une technique – qui n’ait souffert de n’être pas entendu par sa direction, laquelle lui semblait parfois (ou souvent) prendre des décisions irrationnelles plutôt que de l’écouter, semblant obéir à une autre représentation du monde.

Ne prétendons pas ici qu’il n’y a que des dirigeants parfaits, qui savent parfaitement quand écouter les spécialistes et quand outrepasser leurs conseils. Mais intéressons-nous à la question vue de l’autre côté: comment, moi spécialiste, je peux m’y prendre pour n’être pas entendu et, malgré mes connaissances, n’avoir pas de poids sur les décisions de mon supérieur.

Où l’on reparle de théorie

Ainsi que j’en ai parlé dans différents articles (ici sur ce blog, ici ailleurs), une théorie est une représentation du monde. Ainsi du physicien Niels Bohr qui disait que « Il est faux de penser que la tâche de la physique est de savoir comment fonctionne la nature. La physique porte sur ce que nous disons sur la nature. » Ce qui vaut pour une théorie scientifique vaut pour n’importe quel domaine de connaissance: de même que la carte n’est pas le territoire, une théorie n’est pas le réel; elle est un échafaudage pour agir sur le réel. Un échafaudage qui a ses limites. Dès lors que la problématique sur laquelle le savoir technique est convoqué se trouve dans ses limites, alors ce serait une faute que de ne pas l’entendre. Mais comment en être certain?

S’il s’agit de résoudre un problème purement ou presque purement technique, la réponse est plus facile; non pas nécessairement très facile car les innovations se font précisément en mettant au défi la réponse habituellement apportée par les théories en vigueur. Notons cependant qu’il ne suffit pas de contredire une théorie valide pour innover; le plus probable étant alors de dire ou faire une ânerie. L’expertise n’est pas un mot vide de sens.

L’expertise ne peut pas tout…

L’expertise n’est pas un mot vide de sens, mais l’expertise ne peut pas tout. Car elle a des limites, qui sont les limites de sa validité. Or, si ces limites sont bien tangibles dans le monde scientifique, en particulier la physique, elles sont plus floues dans l’univers complexes des relations humaines, y compris bien entendu dans le monde de l’entreprise, du commerce, de la concurrence.

Or, le travail d’un dirigeant est justement de dépasser les limites car, à rester dans les limites, on peut se faire dépasser soi-même. Au fond, je répète ici quelque chose que j’ai souvent écrit: experts et dirigeants ne prennent pas les décisions au même moment. Si le problème relève de l’expertise – ce qui est en soi une première décision – alors l’expert ou le technicien sont qualifiés et le dirigeant n’a pas à s’en mêler; dans le cas contraire, la décision s’opère dans un contexte complexe où l’intuition, la prise de risque et de responsabilité incombent au dirigeant.

Une affaire de dialogue

Ce qui émerge, dans la présente réflexion, c’est qu’il s’agit d’une affaire de dialogue, de pédagogie et… de limites ou de périmètre.

  • Une affaire de périmètre, parce que nous voyons qu’une décision de dirigeant, par nature, est au moins en partie hors des limites de toute expertise
  • Une affaire de pédagogie, dans les deux sens: parce qu’il est de la responsabilité du technicien d’expliquer les fondements de ses conseils, les contraintes qui existent dans son domaine d’expertise, afin que la décision du dirigeant, fût-elle irrationnelle, ne soit pas stupide; et parce qu’il est de la responsabilité du dirigeant d’expliquer au technicien, non pas nécessairement les raisons de sa décision – qu’il pourrait bien être en peine de trouver – mais qu’il agit en conscience non au mépris des conseils de ce dernier mais, précisément, pour dépasser des limites, ce dont il prend la pleine responsabilité.
  • Une affaire de dialogue, parce que nous voyons qu’il s’agit là de la confrontation de deux visions du monde, radicalement différentes et que cette opposition, pour être fructueuse et productive, doit nécessairement être vivante au travers d’un dialogue sain et authentique.

Cet article vous a plu? Je ne parle ici rien moins que de faire vivre du conflit, dans le sens où les deux visions du monde sont opposées: C’est l’objet de mon séminaire “Oser le conflit“. Vous pouvez aussi me contacter pour parler de votre situation.

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