Une décision rationnelle, étayée sur de solides arguments, dont les conséquences sont soigneusement calculées, n’est pas une décision de dirigeant, c’est une décision d’expert. C’est en situation d’incertitude que le dirigeant est dans le plein exercice de sa fonction, que sa responsabilité est engagée le plus fortement et qu’il est, au sens propre, celui qui dirige plutôt que celui qui se laisse diriger par son environnement.

Après quoi se pose la question de comment décider ou agir le plus efficacement possible, sans le secours de suffisamment d’éléments tangibles pour asseoir de façon certaine l’action.

C’est ici qu’intervient l’intuition du dirigeant.

L’intuition, qu’est-ce que c’est ?

On peut définir l’intuition comme la capacité à produire une décision, sans le recours au raisonnement. Le processus qui permet à chacun de nous d’avoir des intuitions est le plus souvent inconscient. Bergson disait que « l’intuition est la conscience dans ce qu’elle a de plus lumineux » et pourtant seul le résultat du processus apparaît le plus souvent en pleine lumière, comme jailli de nulle part. C’est cela sans doute qui nous fascine tant.

Dans nombre de domaines, l’intuition ne suffit pas : elle est l’éclaireuse de la pensée et doit être suivie du raisonnement. Ainsi en mathématiques, en sciences, en droit, mais aussi dans les relations humaines où l’intuition que j’ai de la pensée d’autrui doit absolument être vérifiée, au risque de n’être qu’un vulgaire préjugé.

Dans la gestion d’organisations, il en est de même : Seul le futur est capable de valider ou non les hypothèses formulées par l’intuition. Il faut donc décider ou se résoudre, non à l’incertitude, mais à l’ignorance. Décider et, donc, s’appuyer sur l’intuition.

Et comment ça marche ?

Le chercheur Herbert Simon a exposé que l’intuition fonctionne à partir d’indices mis en relation avec des informations contenues dans notre mémoire ; lesquelles informations nous donneraient la solution.

Ce qui suppose, en gros, qu’il faut deux choses pour faire fonctionner l’intuition :

  • Une expérience, une connaissance ou un savoir produit par une pratique du domaine concerné ; ce qui fait dire que l’intuition se cultive et a fait écrire à Pasteur que « le hasard ne favorise que les esprits préparés ».
  • Un indice, c’est-à-dire quelque chose dans l’environnement que nous allons piocher, consciemment ou non, et qui va déclencher le « fiat lux ! ».

Cela a quelque chose à voir avec la serendipité et le conte d’où est tiré ce mot – les trois princes de Serendip – où, néanmoins, il s’agit davantage de raisonnement que de la pensée magique dont ce mot est souvent paré. Je vous promets d’en dire plus dans un prochain article.

Et, donc, cultiver l’intuition, c’est…

Fort logiquement, gagner en expérience d’une part, et augmenter son attention à l’environnement pour capter un maximum d’indices d’autre part.

Le premier point n’est pas le sujet de cet article : chacun sait ce qu’il en est dans son propre domaine professionnel. Contentons-nous de rappeler que se former, partager avec des pairs, se faire aider d’un mentor, pratiquer et pratiquer encore, sont les piliers essentiels de l’amélioration dans ce domaine.

Quant au deuxième point, il en est de chacun de nous, comme il en serait d’un système artificiel : pour augmenter la sensibilité à l’environnement, il faut augmenter le nombre de capteurs et la finesse de perception de chacun d’entre eux.

Nous avons, nous êtres humains, des capteurs qui nous sont livrés d’origine mais que nous n’utilisons pas nécessairement tous, ni complètement.

Or, il y a une légende tenace qui sévit dans les entreprises, qui est qu’un certain nombre de choses doivent rester à leur porte :

  • Les émotions : censées appartenir à la sphère personnelle, elles n’ont pas leur place dans l’entreprise.
  • L’imaginaire : l’entreprise étant aux prises avec le réel, ne nous perdons pas dans des rêvasseries.
  • Le corporel : si on l’évoque, c’est pour parler de maladie ou d’accident ; le moins est donc le mieux.

Le fait d’investir ces domaines de l’être humain peut même sembler fantaisiste. En réalité, c’est le contraire qui serait douteux : que nous soyons une conscience rationnelle juchée sur une machine que nous commandons mais qui n’a aucun effet retour sur nos pensées, nos raisonnements, notre rationalité.

« Je le sens pas »

Le langage trahit l’implication concrète des sens dans notre fonctionnement cognitif. « Je le sens pas » ou « ça pue » pour l’odorat ; « à vue de nez », « jeter un œil », « j’ai tout de suite vu que… » pour la vue ; « qu’entendez-vous par là ? » pour l’ouïe, pour ne citer que quelques exemples. Même le toucher avec « toucher du doigt », « subir la pression » est de la partie.

En réalité, toutes ces facettes de l’être humain ne sont que des modalités différentes de notre contact avec le monde. Si nous réfrénons notre agacement dans telle ou telle situation, il va s’exprimer autrement que par des mots ; par un pied qui trépigne ; par un imaginaire qui nous envahit.

Se priver du support de ces différentes modalités est comme s’amputer d’une partie de nous-mêmes. Ce serait comme mettre un capuchon sur la caméra de recul de mon véhicule et laisser les rétroviseurs repliés.

Une gymnastique

Mais ces fonctionnements résultent du long apprentissage de faire uniquement ou quasi uniquement avec sa tête. Laisser rentrer dans notre comportement les émotions, l’imaginaire, le corporel, tout en conservant la légitime contrainte qu’ils ne deviennent pas envahissants, est un travail qui ne va pas de soi, tout comme retrouver l’usage d’un membre après une longue période d’immobilité.

C’est une partie importante du travail que je mène avec les dirigeants ou avec leurs équipes : augmenter leur degré d’attention et de vigilance au monde ; ceci afin d’améliorer leur prise de décisions.

Ce travail s’expose – comme tout travail – à des résistances :

  • La résistance due aux a priori, tels que j’en ai parlé ci-dessus : « ça ne sert à rien, c’est inutile ».
  • La résistance au changement, puisqu’il s’agit de libérer des zones engourdies et que, malheureusement, à l’instar de ce qui se passe dans le cas de rééducations physiques, le processus peut être douloureux.
  • La résistance commune à toute habitude : pas le temps, pas l’énergie, d’autres priorités ; qui se double parfois de la peur d’aller vers moins de performance plutôt que plus de performance.

Et, comme pour la gymnastique, le travail se comporte d’exercice « d’assouplissement », par exemple :

  • Sur les polarités : réaliser que nous ne sommes pas toujours tels que nous nous le représentons. Voir le noir et le blanc qu’il y a en nous et s’entraîner à agir dans les nuances de gris (sans référence aucune au livre !).
  • Sur les représentations : tous les « il faut » ou les « c’est comme ça que », qui peuvent limiter nos mouvements, parce que nous ne nous les sommes pas appropriés mais que nous les avons gobés tout crus.
  • Sur l’attention portée à soi, mieux s’écouter et entendre les signaux que nous percevons, non seulement par notre esprit mais aussi par notre cœur et notre corps.

Ce travail ne mobilise pas seulement les cinq sens que nous connaissons tous, mais d’autres sens qui nous sont moins familiers : les sens internes, tels la proprioception – perception de notre position dans l’espace –, l’intéroception – perception de l’activité physique interne (rythme cardiaque).

C’est une des raisons pour lesquelles j’aime à travailler en marchant, pour mobiliser davantage notre facette corporelle et la mettre davantage sur le devant de la scène, qu’elle ne l’est quand on est assis dans un bureau. La marche en forêt ayant ma faveur pour l’environnement riche, à la fois sur le plan sensoriel et imaginaire.

Si cet article vous a plus, n’hésitez pas à me contacter, que ce soit pour un atelier sur Entreprendre de tout son être, ou une journée en forêt.