J’accompagne des professionnels, seuls ou en équipe, d’un côté et des particuliers d’un autre côté. Deux pratiques très semblables à certains égards, puisqu’elles visent à la transformation de mes clients. Il y a aussi des différences, dans la nature des objectifs visés, dans le contexte d’une organisation ou de la vie de tous les jours. 

J’aime à dire cependant que j’accompagne toujours une “entreprise”, dans le sens d’action d’entreprendre, c’est-à-dire un mouvement de mon client vers son avenir. En cela, quelles que soient les circonstances, ma démarche s’articule autour de constantes, de points de repères, qui pourraient bien être ce dont je parle ici.

J’emploie ici le mot entreprise dans ce sens de mouvement vers l’avenir, c’est-à-dire vers l’inconnu.

Le capitaine de tout bateau est amené à faire le point. Des instruments sophistiqués permettent d’obtenir immédiatement la position, à l’aide de systèmes par satellite. Autrefois, quand de tels dispositifs n’existaient pas, et aujourd’hui encore quand le système est en panne ou qu’il faut être capable de s’en passer comme dans la marine militaire, le navigateur fait le point à l’aide de repères sur la côte, par un mécanisme de triangulation. Dans le langage maritime, de tels repères sont appelés des amers.

Mon métier est d’être, pour le capitaine ou pour l’équipe des chefs de quart, un amer.

Un amer qui est :

  • un objet fixe sur la côte et, par conséquent, en dehors du bateau ;
  • connu et reconnu ;
  • dont la nature n’importe pas ;
  • qui regarde le bateau sous un certain angle.

Un objet fixe sur la côte

Je ne suis pas sur le bateau, c’est-à-dire que je ne participe pas à l’entreprise auprès de laquelle j’interviens, pas plus que je ne suis un proche de la personne. Je ne suis pas emporté par le mouvement du navire et je n’ai pas vocation à partir au large avec lui. Je reste sur place et le contact avec le navire ne va durer qu’un temps. Nos destinées se frôlent sans se superposer.

Par conséquent, je n’ai pas d’intérêt dans la marche de l’entreprise et il serait même contraire à la déontologie que j’en eusse.

Il semble évident qu’un navigateur ne peut rien apprendre de sa position s’il regarde un objet sur le bateau ; de même je tire mon autorité de mon indépendance vis-à-vis de l’entreprise.

Connu et reconnu

« Ne sont vraiment sûrs que les amers officiels, rocher blanchi, phare, pyramide, qui sont signalés dans les livres, soigneusement entretenus […] », dit le Cours de navigation des Glénans. Mon établissement s’est appuyé sur une formation ; mon entretien s’appuie sur une continuité de cette formation et sur une confrontation avec mes pairs dans des séances de supervision. De même que l’ampoule du phare doit être contrôlée, voire changée, de même que les bâtiments doivent être entretenus pour demeurer, de même, je continue le travail de développement personnel, je discute de ma pratique et de mes éventuelles difficultés ou questions au sein d’un groupe de supervision, dans lequel j’accepte d’être remis en cause. Ce travail m’apporte la reconnaissance de la communauté professionnelle, reconnaissance sur laquelle je peux m’appuyer pour conduire mes missions d’accompagnement auprès des dirigeants et de leurs équipes. Je me réfère aussi à des livres en me soumettant à une charte de déontologie de ma communauté de pratique.

Dont la nature n’importe pas

Peu importe qu’un bâtiment soit une église ou une université pour faire le point sur sa tour ou son clocher. La navigation est sans religion, sans école de pensée. De même, peu importe mon expérience et mon expertise dans le métier de mon client. Que j’aie été informaticien ne m’aide pas à accompagner une société informatique, pas plus qu’une personne passionnée d’informatique. Tout au plus cela me permet-il de mieux comprendre son langage mais il n’est pas certain que ce soit un avantage. Mal comprendre m’oblige à demander des éclaircissements, à manifester à mon client ce qu’il se passe quand il est au contact du monde extérieur.

Dans mon métier, cela participe de la suspension du jugement, qui est plus que se retenir d’émettre une opinion, mais bien s’obliger à ne pas savoir, à cultiver l’incertitude. Je fais une totale confiance à mon client qui est l’expert du réel : puisque je ne sais rien, je suis bien obligé de m’en remettre à lui ! Et si une objection ou une remarque me vient à l’esprit, alors je la partage immédiatement avec lui et la soumets à sa réflexion et à son approbation. En cela, je ne garde rien à l’intérieur. De même qu’un amer est tout entier contenu dans sa forme intérieure et pourrait tout aussi bien être une maquette de bâtiment ou un faux bâtiment, de même je suis auprès de mon client vide de savoir.

Qui regarde le bateau sous un certain angle

Le navigateur vise l’amer avec un compas – nom de l’espèce de boussole sur les bateaux – et effectue un relèvement de la direction dans laquelle il regarde l’amer. Il trace une ligne sur la carte en partant de l’amer avec l’angle correspondant à la direction. Un deuxième amer permet la triangulation et le bateau se trouve à l’intersection des deux lignes. Un troisième relevé permet de vérifier la qualité des mesures dont la pratique n’est pas toujours facile : le bateau bouge avec la houle, parfois le brouillard vient perturber la visée.

Dans mon métier, je dis ce que je vois, à partir de ma position. Façon de dire que je regarde mon client sous un certain angle et que je lui en rends compte.

Ce que le client en retire

Faire le point, savoir où l’on va, savoir où l’on est, corriger le cap. Voilà qui pourrait résumer l’objectif de tout processus d’accompagnement.

Ce processus est parfois décrit par la règle des trois « R » : répétition, reconnaissance, réparation.

Répétition : ce qui se passe dans l’intimité du dialogue entre le client et moi, est la répétition de ce qu’il se passe entre lui et le monde, entre son entreprise et son environnement. Les particularités, les rigidités de son comportement vont se manifester avec moi. S’il est colérique, il va se mettre en colère contre moi ; s’il est méfiant, il va se méfier de moi ; s’il manifeste de la retenue à l’extrême, il va le faire avec moi.

Reconnaissance : parce que je suis immobile et souvent silencieux, parce que j’écoute plutôt que je ne parle, parce que je réserve ma parole à dire ce que je vois, entends, imagine et ressens, je vais l’aider à reconnaître ces répétitions et à les amener à sa conscience. Le travail avec moi permet à mon client de prendre conscience de comment il navigue dans le monde.

Réparation : dès lors, la réparation peut s’opérer. Je n’y prends guère part car je ne suis pas médecin ni quoi que ce soit de ce genre. Je ne fais pas d’autre diagnostic que celui que fait lui-même mon client. Je me borne à soigner l’oubli qui parfois lui fait occulter ce qu’il avait lui-même identifié dans le passé. Mes étonnements, mes questions sont les aiguillons de sa mémoire.

Je suis finalement celui avec qui mon client fait le point et qui lui permet d’ajuster son cap et sa vitesse.

Pour finir

Mon intention est que, finalement, mes clients prennent le large. Là où il n’y a plus d’amers. Voilà sans doute ce qui constitue le but ultime de mon travail. Leur permettre de lire les étoiles, de lire au plus profond d’eux mêmes pour se diriger, même loin des côtes familières.