La préparation du roman – Cours au Collège de France 1978-79 et 1979-80
Roland Barthes – Seuil, Paris 2015

La première question que je voudrais poser, avant de dire quoi que ce soit de cette brève lecture, c’est de savoir ce qui m’a poussé, alors qu’une pile de quelques milliers de pages m’attend sur ma table de chevet, parmi lesquelles des lectures que je dois à mes engagements, alors que j’étais de passage chez le libraire pour récupérer deux ouvrages supplémentaires commandés, à acheter ce pavé de quelques six cents pages. Ce qui est une manière, humblement, de rendre hommage au goût de la digression de Roland Barthes. Un auteur qui me poursuit depuis fort longtemps, depuis ce temps de solitude alors que j’étais en stage en province, au tout début de mon parcours professionnel, où j’avais découvert Le plaisir du texte, premier contact pour moi avec certaine sorte d’essai, une langue suave, compréhensible en apparence mais aux insondables profondeurs, une rencontre qui donnait à ces temps de première expérience du milieu professionnel mais aussi de la futilité de projets abscons, une épaisseur et l’espérance de terres nouvelles dans l’intellect.

Roland Barthes est dans l’air, sans doute par la grâce du calendrier puisque nous célébrons le centenaire de sa naissance cette année: 12 novembre 1915. Il y a pour moi aussi cet article magnifique de son étudiant n’ayant pas pu lui présenter sa thèse, dont il lui était plus que redevable, suite au décès du grand homme en mars 1980, une histoire qui m’a bouleversé et à laquelle j’ai consacré un billet (Il est toujours trop tard…). Il y a que le cours dont il est question dans le présent livre a été dispensé pour la dernière fois au mois de février 1980, le mois du tragique accident qui allait l’emporter. Quelque chose comme faire un petit pas de plus vers le mystère, comme se rapprocher de l’homme juste avant qu’il ne soit plus.

Il est sans doute une autre et dernière et définitive raison à cet achat, qui est l’obscur vouloir-écrire – expression dont il est question dans ce cours – un roman qui me travaille le bas-ventre et qui, jusqu’ici, est resté lettre morte, comme des mots non enfantés. Peut-être le titre du cours de Roland Barthes m’a-t-il donné l’espoir de réveiller l’envie endormie.

Ce billet évoque les deux premières séances, des 2 et 9 décembre 1978. Le cours commence par l’invocation de la première phrase de La Divine Comédie de Dante, “Nel mezzo del cammin di nostra vita” – “Au milieu du chemin de notre vie”. Et, au fond, toute mon intention dans ce billet revient à parler de cette phrase ou de la façon dont Roland Barthes parle de cette phrase. Rien de mathématique dans ce milleu, d’abord parce que, comme tout un chacun, j’ignore si le nombre des années, au moment où je me crois au milieu du chemin de ma vie, va égaler le nombre de celles que j’ai déjà vécues. Ensuite parce que, selon l’auteur, notre vie peut contenir plusieurs milieux. Une bizarre espèce de milieu, qui est plutôt comme une cime – ce qui autorise d’en avoir plusieurs sur le chemin – à partir de laquelle se partagent les eaux. D’un côté la jeunesse et ce qu’il faut bien appeler l’insouciance qui lui est propre; de l’autre la conscience ou le début de conscience que les jours sont comptés. Conscience qui impose à celui ou à celle à qui elle advient une sorte d’urgence que nous pouvons entendre dans ce verset de l’Évangile selon saint Jean (XII, 35): “Marchez tant que vous avez la lumière de peur que les ténèbres ne vous atteignent.

Ainsi, atteindre le milieu du chemin de sa vie, c’est avoir cette conscience. Ou bien celle – à moins qu’elle ne fusse une autre visage de la précédente – d’une lassitude, d’une répétition, le sentiment de faire toujours la même chose et la difficulté à envisager de subir cette répétition jusqu’à la fin de notre vie. L’envie que quelque chose de nouveau arrive mais qui est dans l’impossibilité d’arriver. Ou bien encore un événement qui change le cours de notre vie, un deuil, une maladie…

De tout cela, qui fait du milieu du chemin un possible carrefour où peut naître le projet, par exemple, d’écrire. Mais aussi: de déménager, de monter une entreprise, de changer de métier. Un projet qui n’est encore qu’un fantasme. Roland Barthes lui-même dit être dans le fantasme d’écrire un roman, roman qu’il n’as pas du tout commencé, un pur fantasme donc, et qui le restera. Fantasme nécessaire pour le démarrage mais qui va se trouver modifié par le passage au réel; voire qui va disparaître purement et simplement.

Il y a quelque chose de rafraichissant à entendre un grand écrivain avouer qu’il aimerait mais se trouve dans l’impossibilité pratique d’écrire un roman. Ce qui au fond indique que ça n’est pas nécessaire. Ni d’écrire un roman, ni de monter une entreprise, ni de déménager à l’autre bout du monde. Ou plutôt qu’il n’y a de nécessité que celle qui pousse en nous. C’est une sorte d’autorisation à ne pas faire; autorisation qui, peut-être, libère l’action.