Le journal Libération a publié voici quelques semaines le récit de Stewart Lindh, universitaire américain qui fit dans les années 80 sa thèse de sémiologie à Paris, sous la direction de Roland Barthes. Je ne referai pas ici le récit complet que le lecteur pourra trouver sur le site du journal [1]. Qu’il me suffise d’en faire un court résumé, même si je ne saurais trop conseiller la lecture in extenso du récit, qui est bouleversant.

Roland Barthes est une figure très importante du paysage intellectuel français. Ses œuvres les plus connues – Mythologies, Fragments d’un discours amoureux,… – ont eu un grand retentissement. Faire sa thèse avec lui était un privilège réservé à une poignée d’étudiants triés sur le volet. Stewart, jeune étudiant américain, va bénéficier de ce privilège pendant 5 ans, au cours duquel il va accumuler les prises de notes, sans réussir à écrire une seule ligne de sa thèse. Finalement, en juin de la dernière année, il jette l’éponge et quitte la France sans même dire au revoir au professeur qu’il admirait tant. Roland Barthes va pourtant lui écrire quelques mois plus tard, l’avertissant qu’il va quitter sa chaire à l’école et lui donnant, s’il souhaite toujours soutenir sa thèse, un ultime délai. Saisissant l’occasion, Stewart va enfin se mettre à l’ouvrage, écrire sa thèse, la faire parvenir à son professeur en la confiant à une voyageuse inconnue. Barthes lui répond, lui proposant une date de soutenance. Celle-ci n’aura jamais lieu car, la veille de la soutenance, alors que l’étudiant a fait le voyage vers Paris, le professeur se fait renverser par une camionnette de lingerie, accident qui finira par l’emporter.

Ce n’est qu’un an plus tard que Stewart Lindh finira par obtenir sa thèse avec les honneurs, dans des circonstances elles aussi très émouvantes.

Il a tiré de cet épisode une leçon étonnante qu’il transmet à ses étudiants maintenant qu’il enseigne à son tour : « n’écoutez jamais ceux qui vous disent qu’il n’est jamais trop tard parce qu’en réalité, il est toujours trop tard ; mais il faut essayer quand même. »

Chacun pourra bien entendu se faire sa propre interprétation des propos de l’américain. Je me figure qu’une des façons de l’entendre se situe sur le plan de l’entreprise ; nombreux sont ceux qui hésitent à se lancer, à lancer une entreprise ou un produit ou à initier un projet ; ils peuvent être confortés dans l’idée que s’ils ne le font pas maintenant, ils pourront le faire demain. Mais « tout le temps perdu ne se rattrape plus. » [2] Ce n’est pas une question d’avance ou de retard sur le marché ; il ne s’agit pas d’une invitation à aller plus ou moins vite : il s’agit de dire que le temps passe et que cette chose qui pousse en nous n’est pas éternelle. Se dire qu’il est trop tard – et qu’il faut quand même essayer – c’est une façon de prendre conscience de quoi nous sommes faits, de contacter les vrais et profonds enjeux de notre vie, de ce que nous voulons faire avant que le « trop tard » ne devienne définitif.

[1] https://www.liberation.fr/culture/2015/04/29/la-deadline-franchie-par-roland-barthes-un-25-fevrier_1277000
[2] Dis ! au moins le sais-tu ? – Que tout le temps qui passe – Ne se rattrape guère… – Que tout le temps perdu – Ne se rattrape plus !  — Barbara, Dis ! Quand reviendras-tu ?