Notre époque – mais les autres étaient-elles différentes ? – voit le mal partout et le bien nulle part ; c’est une chose entendue que la vertu est chose rare, si rare qu’elle est suspecte dès qu’elle apparaît, et le vice universel. Partout des complots, partout des machinations, partout la cupidité, partout la soif du mal.

Ceci rend toute entreprise périlleuse car il n’est d’entreprise – pas seulement les entreprises commerciales, mais toute aventure humaine – sans relation à autrui et donc sans contact potentiel avec la malhonnêteté, l’égoïsme, bref, avec le mal. Entreprendre fait donc peur de même que sont suspects les entrepreneurs qui réussissent leurs projets, quelle que soit la nature de ceux-ci.

Mais d’abord, est sous-entendu que le bien et le mal se partagent le monde en deux : là où n’est pas le bien, est le mal. Qui n’est pas honnête est forcément malhonnête ; qui n’est pas partageur est forcément égoïste ; qui n’est pas humain est nécessairement inhumain. Il n’y a ni bulletin blanc, ni abstention dans notre morale ; le verdict est blanc ou noir, oui ou non, bien ou mal.

C’est pourquoi nous avons concentré nos efforts à reconnaître le bien ; critère suffisant puisque ce qui n’est pas bien, est mal. Pour séparer le bon grain de l’ivraie, il suffit de reconnaître et trouver le bon grain ; le reste est ivraie. Le même procédé pourtant nous scandalise dans d’autres domaines : dans une élection récente à laquelle je participais, le président de séance s’était contenté de compter les votes contre la motion qu’il proposait ; versant ainsi à son profit toutes les abstentions. Ce qui ne manqua pas d’émouvoir l’assemblée qui n’était pas composée de gogos et avait bien éventé la manœuvre visant à gonfler artificiellement le nombre de votes favorables.

De même pour le bien et le mal, je pressens qu’il faut aussi appliquer notre attention à reconnaître le mal et trouver des critères objectifs pour le distinguer du seul « non bien » et éviter de compter à son profit tous les biens que nous n’avons pas su reconnaître et toutes les choses qui, peut-être, ne ressortissent ni à l’un ni à l’autre. Ne serait-ce que pour nous donner une image du monde moins pessimiste !

Sans me lancer dans une longue dissertation sur ce qu’est, à mon avis, le bien et le mal, qu’il me suffise de livrer mon intuition : un des critères de reconnaissance du « mal » est qu’il contient toujours en ferment sa propre chute. J’entends par là, par exemple, qu’un régime excessif finit par s’effondrer par ses propres excès et que ce n’est pas tant les contre-pouvoirs ou les mouvements d’opposition qui font la chute mais le régime lui-même : ceux-là ne font guère que l’aiguillonner pour qu’il se hâte vers sa fin. Les criminels, quelque perfection qu’ils ait pu mettre dans leurs méfaits, finissent la plupart du temps par tomber d’eux-mêmes : la façon dont ils dépensent leur butin ou simplement les remords d’un complice, voire d’eux-mêmes, la lassitude de la cavale, etc. De sorte que la grande qualité de la police apparaît être la vigilance.

De même sur le plan de la morale. On pourrait croire en effet que cette thèse rejoint l’indécrottable optimisme du philosophe Plangloss dans Candide, qui prétend que « tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes possibles » ; je suis plus circonspect mais je crois deux choses : que nous pouvons rarement nous prévaloir d’une victoire sur le mal, précisément parce que le mal étant le mal, il meurt souvent de lui-même ; d’autre part et a contrario que nous ne pouvons nous reposer sur la tare congénitale du mal mais qu’il nous faut au contraire être sans cesse en alerte et vigilant, ainsi que l’a dit l’irlandais Burke :
Pour que le mal triomphe, il suffit que les homme de bien ne fassent rien.

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