« Cela n’a pas de sens de dire que les hommes ont, d’une part des droits, d’autre part des devoirs. Ces mots n’expriment que des différences de point de vue. Leur relation est celle de l’objet et du sujet. Un homme, considéré en lui-même, a seulement des devoirs, parmi lesquels se trouvent certains devoirs envers lui-même. Les autres, considérés de son point de vue, ont seulement des droits. Il a des droits à son tour quand il est considéré du point de vue des autres, qui se reconnaissent des obligations envers lui. Un homme qui serait seul dans l’univers n’aurait aucun droit, mais il aurait des obligations. »
Ainsi s’exprime Simone Weil dans les toutes premières pages de son ultime ouvrage, « l’Enracinement ». Pensée vigoureuse et claire; mais aussi puissante. Cela semble évident voire un peu anodin: le droit, enfant du devoir, n’existe pas sans ce dernier. Cependant, avoir cette pensée à l’esprit constamment oblige à considérer bien des discours différemment: la revendication qui exige ou protège des droits; la promesse ou le cadeau politique qui offre ou promet d’offrir des droits. Impossible alors de ne pas se poser la question: quels sont les devoirs? Qui obligent ces droits réclamés, promis ou offerts?
Mais d’abord pour soi-même. En disant: « j’ai droit à… », se demander qui va s’obliger pour me servir ce droit; à l’inverse, en quoi suis-je concerné par le droit d’autrui, quelle est ma part de devoir?
Il n’y a pas d’innocence, surtout dans les mots: parler de droits semble placer l’individu dans une position avantageuse de bénéficiaire; en réalité, cela l’oppose à ce qui va garantir et délivrer ces droits, une sorte de vague entité qui a de nombreux avatars, la collectivité, l’état providence,… Alain aurait dit sans doute: le gros animal. Toutes choses impersonnelles et, au vrai, un peu inquiétantes; qui délivre les droits peut les retirer et Kafka n’est pas si loin. Parler de droits se focalise sur l’individu, parler de devoir met l’accent sur la relation entre les personnes. Ce par quoi nous voyons que la société est fondée et constituée d’abord par les devoirs, alors que parler de droits isole l’individu et nous nous isolons nous-mêmes quand nous parlons des nôtres.
Il n’y a pas d’innocence mais une responsabilité qui s’exprime dans le devoir vis-à-vis d’autrui et qui constitue le véritable lien social; ce pour quoi nous pouvons regretter que notre texte fondateur ne soit pas la Déclaration des devoirs de l’homme qui, sans rien perdre de sa substance, n’aurait pas occulté ce qui se cache derrière chaque droit: une obligation.
bonjour Laurent
Et bravo pour l’initiative. Je formule un voeu de long vie à ce projet que tu
viens de lancer, nous permettant en dehors des soirées ‘intello’ (que je n’ai
pas connu) de partager quelques réflexions.
Modestement, je pense que ce sujet des droits et des devoirs comme d’autres
d’ailleurs, mérite une grande attention puisque ( d’après moi), de là prend
source l’existance et les rapports entre les Hommes.
Droits de l’individu et Devoirs de la société ( plus exactement du groupe) –
Devoir de l’individu et Droits du groupe , chacun pourrait déterminer où
commencent les siens et où s’arrêtent ceux des autres.
Cette frontière aussi fine soit elle permettrait sans doute de maintenir une
harmonie qui donnerait à la vie un sens véritable, et à l’existence humaine, un
prétexte.
Tout le travail réside donc dans la définition de cette ligne médiane. Les
auteurs cités nous donnent des orientations et ouvrent la réflexion…. ( à
suivre!)
Très amical salut à toi, Laurent, ainsi qu’à Emmanuel.
Bravo pour ce blog, qui me rappelle un peu l’esprit de nos soirées "intello"
!
J’ai été frappé par ta très belle citation de Simone Weil, sur les droits et
les devoirs. Il est probable que déjà au moment où elle écrivait, c’était une
provocation, car l’attitude la plus répandue était inverse: les autres n’ont
que des devoirs vis à vis de moi, et je n’ai que des droits vis à vis des
autres. En tous les cas il me semble que cette dernière formule décrit mieux la
tendance actuelle, au moins dans les sociétés modernes.
Cela m’évoque justement la distinction entre sociétés individualistes modernes
et sociétés holistes traditionnelles. La vision de Simone Weil est clairement
holiste: le groupe prime sur l’individu, donc mes devoirs vis à vis des autres
sont prépondérants. C’est cohérent avec sa foi radicale, qui est un engagement
holiste.
Avec le développement d’une idéologie individualiste, l’odre de priorité
s’inverse: l’individu prime sur le groupe, donc les devoirs du groupe vis à vis
de moi, c’est à dire mes droits, dominent. La guerre de chacun contre tous les
autres n’est pas loin.
Une autre interprétation de la phrase attribuée à Malraux, évoquée ailleurs
dans ce blog, serait liée à la nécessité de dépasser cette fatalité de la
modernité.
Pour qui est intéressé par l’individualisme, je conseille Louis Dumont (essais
sur l’individualisme notamment, qu’on a peut-être fait en soirée intello) ou
encore Alain Renaut (l’ère de l’individu).
Bises.