« Je déteste qu’on m’interrompe pendant que je coupe la parole », ai-je coutume de plaisanter, notamment quand je suis pris en flagrant délit de n’avoir pas laissé l’autre finir sa phrase. Comportement contestable [1], assurément, car nous savons bien quelle frustration cela peut nous faire vivre d’être interrompu et comment nous pouvons alors être envahi par cette frustration et empêché ensuite d’écouter l’autre attentivement : cercle vicieux d’une altération du contact. Banalités, direz-vous, mais peut-être est-ce moins évident dans le domaine émotionnel.
Rapportons ici une histoire qui m’a été racontée par une mère de famille.

J’étais avec mon petit garçon et je venais de lui acheter une friandise dans une pâtisserie. Au sortir du magasin – catastrophe ! – la friandise tombe par terre. Mon garçon se met à pleurer.

« Ce n’est pas grave, lui dis-je, nous sommes à deux pas, viens, on va en racheter une autre.
— Non, me répondit-il, tu t’assois là, et tu me regardes pleurer. »

Après qu’il se fut calmé, je lui proposai à nouveau de retourner au magasin. « Non, répondit-il, je n’en ai plus envie».

Ce que dit cet enfant, qui fait preuve à cette occasion d’une étonnante maturité, c’est qu’il était engagé dans une expression, non pas au travers de phrases avec une idée à dérouler, mais avec des pleurs et une émotion à déployer. Deux mouvements semblables selon des modalités différentes, dont l’interruption est pareillement désagréable.

Or, notre premier réflexe, face à des émotions qualifiées de « négatives », tristesse avec des pleurs, colère, ou peur, c’est de consoler, calmer, rassurer. Qui pourtant n’a pas expérimenté l’inutilité d’un « ne pleure plus » face à un enfant, d’un « calme toi » qui au contraire peut attiser la colère ou d’un « n’aie pas peur » avec une personne terrorisée ?

Considérons donc que l’expression d’une émotion est comme une parole et que, à l’instar de la conversation et de ses règles de courtoisie, il est souvent préférable de laisser l’autre aller au bout de ce qu’il a à dire. Chose peut-être plus importante pour lui que l’objet de l’émotion : finalement, l’enfant n’avait plus envie de la friandise. Tout en considérant à l’opposé qu’il est tout aussi discourtois d’envahir l’autre, que ce soit avec un bavardage futile ou une plainte sans raison sérieuse.

Cette parole plusieurs fois millénaires de Phahhotep, vizir de l’Égypte antique, nous conforte dans l’importance relative de l’expression d’une émotion ou d’une plainte et de son objet :

“Si tu es un guide, écoute sereinement le discours de celui qui t’adresse une requête ; ne le repousse pas, jusqu’à ce qu’il ait purgé son ventre de ce qu’il songeait à dire. Celui qui est accablé d’injustice désire que son cœur soit lavé, plus que la réalisation de ce pourquoi il est venu.”

[1] Donnons en prime de ce billet une citation de Jules Renard qui parle aussi de mes mauvaises habitudes: « Écrire, c’est une façon de parler sans être interrompu. »

Article paru sur le site dirigeant.fr