Cet article a été publié dans le cadre d’un dossier du magazine Dirigeant: “Solidarité n’est pas charité”. J’ai pris le contre-pied de la thématique.
Entendons d’abord dans « solidarité », le mot « solide ». Ce que nous retrouvons dans l’étymologie avec l’expression in solidum, « pour le tout ». Être solidaire, c’est former avec l’autre un tout, à l’instar des pièces mécaniques dont on dit qu’elles sont solidaires l’une de l’autre. Pas nécessairement un tout figé, mais un ensemble où les éléments sont reliés.

Dès lors que nous ne faisons qu’un avec autrui, alors il est naturel de se montrer solidaire au sens où nous l’entendons ici. Mais ce n’est jamais sans réticence que nous unissons tout ou partie de notre destinée à celle d’autrui, tant nous craignons souvent, par des mécanismes très archaïques, de nous dissoudre et perdre notre propre identité.

Tous dans le même bateau

C’est donc qu’il y a des conditions à la solidarité ; ce peut être le constat que nous sommes tous dans le même bateau, selon l’argument d’Edgar Morin : il est raisonnable d’être solidaires – ou plutôt il ne serait pas raisonnable de ne pas l’être –, car la complexité du monde fait que nos destins sont entremêlés : si le bateau coule, nous coulons aussi. Mais je crois que la raison pèse peu face aux peurs archaïques et l’observation des affaires du monde nous en donne la triste illustration : trop souvent les réflexes individuels passent avant l’intérêt collectif, fut-il impérieux. À titre d’exemple, ô combien emblématique, le réchauffement climatique devrait mobiliser les énergies, par solidarité envers les populations plus exposées et aussi par solidarité envers les futures générations. Nous voyons que, bien souvent, jusqu’au sommet des grands états, il n’en est rien.

Si la raison ne suffit pas, peut-être que le cœur peut y pourvoir. C’est ici que la charité entre scène. Charité vient decaritas, mot latin signifiant cherté, puis amour, tendresse. Elle est, pour les chrétiens, la reine des vertus. Thomas d’Aquin dit qu’elle est la forme suprême des vertus théologales : la foi, l’espérance et la charité. Vertus certes dites chrétiennes, mais qui ont aussi un sens, laïque, pour un entrepreneur : pas d’entreprise, avec la prise de risque qu’elle suppose, sans une foi dans le projet, ni sans l’espérance de pouvoir réussir. Quant à la troisième vertu, Blaise Pascal a cette formule: «Rien n’est si semblable à la charité que la cupidité, et rien n’y est si contraire. »

Entendons donc que, finalement, tout dépend du « pourquoi » l’entrepreneur se lance dans l’aventure. Ce peut être par cupidité parfois, et d’ailleurs nombreux dans la société croient qu’il s’agit de la norme plutôt que de l’exception ; postulons, dans le cas contraire, que c’est par une forme de charité, c’est-à-dire d’amour.

Une certaine forme d’amour

Bien entendu, j’entends déjà le sceptique ou même le cynique s’exclamer : « il y a un monde entre créer son entreprise uniquement pour l’argent et le faire par amour, nombre de raisons comme la liberté, l’accomplissement, pourquoi pas le goût du pouvoir. » C’est qu’ils se méprennent sur le sens du mot « amour » ou celui de « charité », qu’ils y voient sans doute un sentiment dégoulinant, presque déplacé et non la simple force d’attraction entre les êtres humains, force qui seule peut permettre cette union solidaire que nous évoquions plus haut.

Le quotidien du chef d’entreprise passe souvent par un travail pour permettre à toute une équipe, constituée souvent de personnes n’ayant pas d’affinités a priori, de travailler ensemble et d’accomplir leurs tâches de façon raisonnablement harmonieuse. Pourquoi le ferait-il et, surtout, comment pourrait-il y parvenir si n’était présente une certaine forme d’amour ?

La pudeur imbécile qui entoure les émotions dans le monde de l’entreprise empêche d’avoir à la conscience cette réalité et, plus encore, de l’exprimer. Déni qui nous amène à caricaturer la charité – ou l’amour – pour mieux l’évacuer.

Union sous condition

Cependant, cette réflexion ouvre un débat plus vaste encore, qui pose la question de la solidarité vis-à-vis de ceux vers lesquels nous n’éprouvons a priori aucune force d’attraction tant, ainsi que le dit Sigmund Freud dansMalaise dans la civilisation, « Il est toujours possible d’unir les uns aux autres par les liens de l’amour une plus grande masse d’hommes, à la seule condition qu’il en reste d’autres en dehors d’elle pour recevoir les coups. »

 

Une fraternité véritable

Charles Rojzman, psychosociologue, a créé la thérapie sociale, une méthode pour « réparer » les liens entre les personnes. C’est ainsi qu’il s’est exposé dans des conflits puissants : au Rwanda après la guerre, pour faire parler ensemble des Hutus et des Tutsis ; à Dresde aujourd’hui pour établir un dialogue entre pro et anti-migrants. Son ambition est toujours de créer une fraternité véritable, par opposition à l’idée qu’on se fait parfois d’une fraternité toute faite entre les êtres humains. Cela passe, dit-il, par le combat car nous avons forcément maille à partir avec des personnes hostiles, voire malveillantes. Un combat sans haine et sans violence, mais un combat nécessaire sans lequel la fraternité n’est qu’une union d’une partie de la population contre l’autre.

L’une des conditions, dit-il, d’une démarche fructueuse commence par de l’auto-fraternité : qui ne s’aime pas, ne saurait créer de fraternité véritable. Vieux proverbe revisité qui dit que « charité bien ordonnée commence par soi-même ».

La thérapie sociale – Charles Rojzman & Nicole Rothenbühler

 

Texte paru dans la revue Dirigeant et sur le site dirigeant.fr