J’ai dit récemment [1] le scepticisme que m’inspirait la consigne de bienveillance dans les réunions, à cause du risque d’anesthésie du dialogue, qui conduirait les participants à privilégier la bonne entente au détriment d’une authentique confrontation. Je proposais d’y substituer le courage, courage de dire et courage d’entendre, puisque la bienveillance, sous des dehors vertueux, peut aussi nous permettre d’éviter de nous exposer et de mettre en risque notre relation avec l’autre ou avec le groupe.

Un des effets inattendus de la bienveillance réside parfois dans l’attitude d’accueil qu’elle suppose vis-à-vis de la pensée d’autrui ; accueil qui est parfois confondu avec acceptation, là encore par manque d’exigence, et qui conduit à accepter côte à côte des thèses de valeur très différentes les unes des autres. Au prétexte d’être bienveillant vis-à-vis de toutes les personnes présentes, nous n’allons pas réfuter une proposition, quelque fantasque soit-elle.

Voilà que nous reconnaissons là une musique connue, tant de fois entendue sur Internet quand on lit les commentaires : des arguments posés côte à côte, sans raisonnement et sans vérification et qui s’entrechoquent sans jamais s’altérer les uns les autres. Tout le contraire de la bienveillance, semble-t-il, de la part des véhéments contributeurs ; oui, mais une bienveillance généralisée du cadre lui-même qui permet à chacun de s’exprimer sans sérieuse régulation.

Le résultat est assez visible aujourd’hui : la prolifération des thèses aussi séduisantes que simplificatrices (« L’important, c’est ce que les gens croient, pas ce qui est », dit Donald Trump) conduit à la démagogie et à l’enrôlement dans des mouvements radicaux de tout poil.

Une expérience, menée par Lippitt et White en 1939, permettait d’observer des groupes d’enfants soumis à un commandement autoritaire, ou démocratique, ou de laisser-faire. Le premier conduisait à de l’agressivité d’une partie des enfants, avec de la productivité importante dans les activités mais sans initiative ; le second conduisait à de meilleures relations et à davantage d’initiatives ; le troisième enfin conduisait au maximum d’agressivité.

Je comprends que la règle de bienveillance, posée très souvent aujourd’hui dans les groupes, est le vœu d’un fonctionnement non autoritaire où chacun puisse s’exprimer, où ce n’est pas la force des participants qui fait la force des idées, où les relations sont amicales et fluides. Cependant, ce serait un leurre que de croire que de tels objectifs puissent être atteints sans un cadre et une autorité solides, que la bienveillance seule ne suffit pas à établir.

Il me semble de surcroît que, s’il peut paraître légitime pour chacun de se vouloir bienveillant, c’est une exigence démesurée que d’exiger que tous le soient ; car ce serait s’interdire de travailler ou même d’interagir avec des acteurs qui n’en ont aucunement le désir a priori. Tâche qu’il est pourtant urgent d’accomplir pour renouer des liens perdus dans la société.

[1] Voir l’article Petite critique de la bienveillance

Article paru sur le site dirigeant.fr