Cet article se propose d’explorer la possibilité de cultiver l’intimité dans les entreprises, notamment dans les organes de direction comme des conseils d’administration ou des conseils de direction.

Le lecteur me pardonnera ce titre un peu racoleur. Mais, chaque fois qu’il m’arrive de parler d’intimité dans les entreprises, je ne manque jamais d’entendre quelques rires, je dirais même quelques gloussements. C’est que, par « relations intimes », nous imaginons volontiers une partie de jambes en l’air dans le local photocopieuse.

Je peux aussi imaginer que ces rires, ces gloussements sont ce que nous appelons dans notre jargon, une forme de « déflexion », c’est-à-dire un moyen de faire diversion pour détourner l’attention d’un vrai sujet qui, peut-être, nous embarrasse et que nous préférons traiter à la légère pour mieux l’éviter.

Parce que l’intimité, c’est donner à voir à l’autre ce que nous cachons habituellement. Pas seulement des parties de notre corps comme dans l’intimité sexuelle dont il n’est pas question ici, mais des parties de notre être telles nos failles, nos vulnérabilités, nos émotions, nos ressentis. S’ouvrir ainsi à l’autre est une chose difficile et nous essayons le plus souvent de l’éviter. Soit en nous protégeant, soit par une pirouette comme une blague, une allusion, un rire, un gloussement.

L’intimité en entreprise, c’est dangereux !

La plupart du temps, l’idée de susciter de l’intimité dans les entreprises provoque le scepticisme, quand ce n’est pas l’hostilité. Nombre de personnes pensent que l’intime, mais aussi les émotions, n’ont rien à faire dans le monde professionnel. Qu’il faut même cloisonner vie privée et vie professionnelle. Réflexe de protection qui n’est pas sans fondement. Car dans le monde de l’entreprise, où prospère la rivalité, exposer ses vulnérabilités à autrui peut donner à des âmes malveillantes la possibilité de nous nuire. Il importe donc, à supposer que celui puisse être utile, que l’intimité se cultive dans un cadre protecteur. De même que la relation corporelle intime se fait le plus souvent dans le cocon d’une chambre aux rideaux tirés, de même l’intimité, que nous qualifierons de relationnelle par opposition à corporelle, nécessite un cadre, des règles, un espace de confiance. Il ne s’agit pas d’ouvrir son âme à tous les vents mais d’en distiller les secrets de façon mesurée.

L’intimité : à quoi cela pourrait-il bien servir en entreprise ?

De même qu’il faut de la confiance pour développer l’intimité, de même des relations intimes permettent d’augmenter la confiance mutuelle. « Si je sais qui tu es, alors j’ai moins peur de toi. Je sais tes fragilités et je sais que tu as accepté de me les laisser voir. » Mais ce n’est pas tout. Cultiver l’intimité permet de mieux nous connaître les uns les autres mais aussi, par effet de miroir, de mieux nous connaître nous-mêmes, en particulier ces zones de notre être que nous préférons ne pas voir ; zones d’ombre le plus souvent : nos peurs, nos freins,… Or, méconnaître des parties de soi-même, c’est risquer de les « projeter » et de croire les voir chez autrui alors qu’elles nous appartiennent, comme dans cette petite histoire :

« Allo Docteur, il faut vraiment que vous voyiez ma femme, elle devient complètement sourde.
— …
— Elle est dans la cuisine, je suis dans la chambre. Que je l’appelle ?
— …
— Maaaarriiiie !… (un temps) Allo ? Docteur ? Oui je l’ai appelée, non, elle ne répond pas. »
La scène se reproduit dans le couloir, puis près de la porte de la cuisine, alors que l’homme se rapproche de sa femme, tout en continuant à l’appeler selon les instructions du docteur. À la fin, il est quasiment derrière elle.
Elle se retourne soudain et lui répond :
« Oui, j’ai entendu ! Tu m’énerves à la fin ! Ça fait cinq fois que tu m’appelles, cinq fois que je réponds et tu n’entends rien ! Il faut vraiment que tu consultes le docteur pour ta surdité ! » [1]

Les projections brouillent ainsi l’image que nous avons d’autrui, brouillent en conséquence les messages que nous recevons de lui et diminuent notre capacité de dialogue et de compréhension. Mieux se connaître permet de moins projeter ; mieux connaître l’autre le rend moins propre à recevoir nos projections : c’est au contraire parce qu’il nous est en partie inconnu que l’autre devient une surface de projection.

Ainsi, les bénéfices attendus de l’intimité dans l’entreprise sont :

  • Moins d’incompréhensions et de malentendus, en particulier par diminution des projections.
  • Moins de conflits car une plus grande confiance permet une meilleure confrontation, moins susceptible de dégénérer en conflit
  • De meilleures décisions mieux éclairées, car la plus grande capacité de confrontation permet d’aller plus au fond des choses.
  • Une plus grande solidarité dans les groupes, permettant notamment de prévenir les conséquences dramatiques de l’isolement, comme le burn-out.

Dans les conseils d’administration ou les comités de direction, vraiment ?

Un article écrit par Trevor J. Bentley, Gestalt in the Boardroom [2], décrit le processus et les bénéfices d’une démarche visant à cultiver l’intimité dans les conseils d’administration. L’auteur souligne combien ces entités sont composées de personnes aux fonctions disparates, tant par leur rapport à l’entreprise – interne ou externe, opérationnel ou non – que par leur profil. De plus, ces personnes, bien souvent, ne se fréquentent pas au quotidien. Au pire, elles peuvent être amenées à ne se voir que quelques fois dans l’année.

D’une certaine façon, les choses sont similaires dans les comités de direction. Certes, ils sont en général composés de personnes travaillant dans l’entreprise et en contact fréquent les unes avec les autres, mais pas toujours. Leurs préoccupations quotidiennes respectives peuvent les tenir éloignées, sinon physiquement, du moins psychologiquement.

Pour autant, dans un cas comme dans l’autre, des relations saines et profondes sont essentielles pour produire une collaboration qui sert l’intérêt collectif. Au contraire, des relations distantes provoquent bien souvent des réflexes de défense qui amènent chacun à servir ses propres préoccupations et à privilégier le court terme plutôt que les intérêts à long terme de l’organisation.

Tout cela est encore plus vrai dans un contexte d’incertitude qui augmente la nécessaire solidarité dans les équipes de direction pour faire face à des défis qui demandent agilité, créativité et, par conséquent, une grande fluidité de fonctionnement.

Concrètement…

En pratique, le processus pour générer de l’intimité dans un groupe passe par un travail d’apprentissage axé, selon la nomenclature de Trevor J. Bentley, dans six directions:

  • Les relations à l’intérieur du groupe
  • Les relations avec l’extérieur du groupe
  • L’importance de prendre conscience de ce qu’il se passe ici et maintenant
  • Le développement d’une attention et d’une conscience globale
  • Des contacts interpersonnels significatifs et profonds
  • La compréhension des limites de chacun

Ce travail se fait au moyen d’expérimentations très simples qui trouvent leur sens dans des échanges et des feed-back en profondeur après coup.

Pour chacun, il ne s’agit pas seulement d’améliorer sa communication, sa conscience de la qualité des relations. Il s’agit d’une véritable initiation que je considère, personnellement, comme la grande aventure du XXIe siècle: la conquête de l’intime.

[1] Histoire tirée de Laisse-moi te raconter… les chemins de la vie – Jorge Bucay – Pocket 2011
[2] Gestalt in the Boardroom