Mon histoire commence avec une candidature. Peu importe laquelle ; qu’il te suffise, lecteur, d’imaginer celle qui est la plus parlante pour toi : une proposition commerciale, une candidature à un poste, un examen que tu as ou vas passer. Quelque chose avec de l’enjeu, peut-être financier, ou peut-être personnel et intime de sorte que, comme moi, tu craignes de ne pas réussir. Cette peur a deux couleurs, comme l’histoire a deux chapitres : le premier chapitre relate l’action par laquelle tu as préparé cette candidature. Pour un examen, ce sera les révisions puis l’épreuve ; pour une proposition, ce sera son élaboration, sa rédaction et l’établissement du chiffrage, etc. Ce chapitre se clôt en même temps que l’action se termine, au moment où tu glisses l’enveloppe dans la boîte aux lettres, au moment où tu cliques sur « Envoyer » pour expédier le courriel, au moment où tu rends ta copie. Ainsi, dans le deuxième chapitre, il ne se passe rien ; seulement l’attente parfois insupportable, ponctuée de velléités d’actions : relancer, ne pas relancer ? S’enquérir du dossier, au risque d’agacer les décisionnaires ? Dans ce chapitre, le mouvement est minimum – se ronger les ongles ou s’adonner à son addiction favorite – mais la tension est à son comble.

Détendons-nous quelques instants et allons nous promener sur les espaces verdoyants et apaisants d’un terrain de golf et plus spécialement sur un « green », cet espace d’herbe tondue ras, aussi moelleux qu’une moquette de grand prix, où se trouve le trou juché d’un drapeau. Les coups joués sur cette surface, les « putts », sont ceux qui apparaissent au profane comme les plus faciles et qui sont en réalité parmi les plus cruciaux. Il s’agit, avec le club ad hoc, de pousser la balle vers le trou. La part psychologique du golf, très importante, culmine dans ces coups. Au point qu’un des problèmes des golfeurs dans cette partie du jeu est le « yip », un mouvement involontaire des mains ou des poignets au moment du coup, à cause de la nervosité.

Parmi la littérature qui a été consacrée à ce sujet, un livre émerge, que je ne saurais trop te conseiller, anxieux lecteur, y compris si tu ne joues pas au golf : « Jouer au golf sans viser la perfection »[1]. Bob Rotella, coauteur et coach sportif, y donne ses conseils. Ce qu’il dit, à propos du putt, est d’une simplicité enfantine : au moment de jouer le coup, il faut être absolument certain que la balle va terminer là où vous souhaitez qu’elle termine, c’est-à-dire dans le trou. Rotella raconte que, généralement, les golfeurs «trouvent cette idée simpliste. Ils ont de l’instruction ; ils ont appris à analyser et à mettre en doute. Ils veulent appliquer les principes de probabilité et de statistiques qu’ils connaissent.» Or, à 10 mètres, une statistique de quelques pourcents est un bon score. Comment donc être certain de mettre la balle dans le trou avec 2 ou 3 % de chance de son côté ?

Rotella affirme que les deux choses n’ont rien à voir : je peux m’efforcer de frapper le coup avec la certitude de mettre la balle dans le trou puis, après qu’elle s’est arrêtée à côté, convenir qu’en effet, je n’avais que 2 ou 3 % de chances de réussir du premier coup. Ce procédé de quasi-escroquerie vis-à-vis de soi-même me fait songer à la double-pensée décrite dans le roman 1984 de Orwell qui consiste, dans l’univers dystopique du roman, à connaître la vraie nature du pouvoir totalitaire et, en même temps, à être capable de l’ignorer. La méthode offense notre esprit logique et rationnel : une chose est vraie ou fausse, noire ou blanche (on dit d’ailleurs « noirblanc » dans la langue de 1984, la novlangue). Orwell s’en est même servi pour dénoncer jusqu’à quel degré d’absurdité un régime totalitaire peut nous mener. Au prétexte peut-être d’une pensée linéaire dominante, dans laquelle nous baignons depuis longtemps et qui nous souffle qu’en effet, une chose est vraie ou fausse, blanche ou noire, en dehors de quoi nous sombrons dans l’absurde et le non-sens.

Mais peut-être nous faut-il explorer, pour l’efficacité même de notre action, d’autres chemins et sortir des sentiers battus de la pensée linéaire et de la causalité. Pour revenir à nos moutons (noirs ou blancs, ça n’a plus d’importance), il s’agit donc de rédiger la proposition, la lettre de candidature, la copie d’examen, en étant absolument certain de réussir et de décrocher le gros lot, à condition bien sûr de traiter sérieusement l’exercice, ce à quoi l’autre versant de notre savoir nous permet de nous appliquer.

La pensée volontaire et positive ne va pas sans effort, y compris contre « ce qui va de soi » et qui est généralement admis, à savoir qu’une chose est noire ou blanche…

Et après ? Quand les choses ne dépendent plus de nous ? Quand le coup est parti et que la balle est partie en direction du trou (ou peut-être pas), quand la lettre a été postée, que le courriel est parti ou que la copie a été rendue ?…

S’en remettre simplement aux statistiques qui nous disent que nous ne réussirons jamais à tous les coups, que c’est peut-être un « non » qui va sanctionner nos efforts. Alors, dans ce temps d’attente et d’oisiveté forcée, savourer ce que ce « non » incertain nous apporte : la liberté de nous adonner à d’autres projets, le goût de l’exploration vers d’autres horizons. Dès lors la réponse nous trouvera prêts, soit pour nous réjouir vraiment – mieux qu’un esprit inquiet ne peut le faire, soit pour rebondir, ce que nous aurons déjà entrepris.

Article publié sur le site jeune-dirigeant.fr

[1] Bob Rotella et Bob Cullen – « Jouer au golf sans viser la perfection » – Les éditions de l’homme, 1997